Je suis né en 1844 près de Busan, d'une relation interdite entre un prête chrétien venu tout droit de France et d'une toute jeune convertie coréenne. Mon géniteur n'a jamais pu s'occuper de nous, et il a dû rentrer au pays quand son « erreur » a été découverte. Quant à ma mère, elle a évidemment été très mal considérée. En l'honneur de mon père, qui lui avait appris des noms de fleurs en français et en anglais, elle m'a nommé Primrose, qui signifie primevère. Mais elle aimait également dans ce nom le mot rose, comme la fleur, et le mot prim, comme premier. Bref, un prénom doté d'un tas de significations précieuses à ses yeux.
Cependant, j'ai pu rester avec elle, et elle m'a élevé seule. J'ai pris son nom. Au fait, elle s'appelait Nam Ye Son. Une très jolie femme, mais fluette et fragile, animée par une étonnante foi brûlante depuis qu'elle avait connu la religion catholique. Je pense n'avoir jamais connu cette foi, une sorte de refus de croire ce qui semblait être la facilité. Mais devant elle, je jouais la comédie - je ne pouvais lui faire le malheur de contester son idéologie.
Contre tout attente, elle se maria, j'avais alors presque quinze ans, elle avait atteint la trentaine. Cet homme - coréen bien évidemment - fut bon et lui pardonna son erreur, et choisit de se comporter avec moi comme si j'étais son fils. Ma chère mère donna naissance à quatre enfants par la suite, deux filles et deux garçons. Nous qui n'avions vécu qu'en duo, très seuls, étions soudain entourés d'une grande famille ! Elle en éprouvait une immense joie contagieuse, qui venait nous habiter tous les jours, dès notre lever.
Les années passèrent, relativement heureuses. J'apprenais auprès de mon beau-père son métier de tisseur, ainsi que son savoir de la musique, impressionnant d'ailleurs. J'appris à jouer du taegum, du kayagum, du komungo et de l'haegum. En effet, autre ses activités de tisseur et dans la religion, il se produisait dans la rue et faisait profiter aux autres son talent. J'étais ravi de pouvoir l'imiter. Je venais avec lui et nous jouions ensemble. Le soir, ma mère voulait à tout prix nous écouter jouer, parfois pendant des heures sans qu'elle se lasse. Ma mère était quelqu'un de très rêveur, influençable, qui s'émerveillait de petites choses sans intérêt, et se laissait complètement subjuguer par les grandes choses, comme la musique.
Les choses se gâtèrent en l'an 1865. Des gens convertis et des prêtres avaient été massacrés non loin de chez nous, mais ma famille n'avait aucune crainte. J'avais vingt et un ans à ce moment-là, et quelques appréhensions. Ils ne m'écoutèrent pas. Les semaines passèrent, et nous fûmes attaqué une nuit. Ces gens assassinèrent toute ma famille, et me laissèrent pour mort, croyant avoir achevé leur besogne. Meurtri, des plaies béantes sur tout le corps, je rampais tant bien que mal hors de notre petite maison. J'ignorais quelle douleur était la plus forte, physique ou morale ? Voir ma fratrie les yeux vides de vie, mes parents égorgés, tout ce sang... L'odeur me révulsait autant que la vision. C'était tellement insupportable. Je finissais par atteindre un buisson. J'attrapais une feuille pour essayer d'essuyer mes plaies, mais en vain. Je m'écroulais complètement sur le sol. Je sentais l'obscurité m'envahir. Puis tout à coup, une silhouette s'était dressée dans mon champ de vision. Pâle, très pâle... Je voyais danser des flammes rouges dans ses yeux... Je la voyais s'approcher... Mon bras... J'avais mal, trop mal... Les flammes se transposèrent dans mon corps et m'habitèrent... Mourir, je voulais mourir et ne plus jamais rien ressentir.


J'ignore exactement combien d'années j'ai erré. Je ne pouvais rester plusieurs jours au même endroit et je ne supportais plus la présence humaine - ou plutôt, leur odeur. À ce moment-là, je ne savais pas ce que j'étais devenu, c'était quelque chose dont je n'avais jamais entendu parler. Et cette odeur de sang qui m'avait tellement révulsé au moment du massacre de ma famille, mon corps en demandait maintenant. J'avais refusé de réponse à ces attentes. Ce qui n'avait pas été sans conséquences. J'étais devenu très faible. J'avais essayé de me nourrir avec de la nourriture « normale » mais j'avais l'impression de manger de la terre. Je n'étais pas encore prêt pour cela. Et je découvrais la vitesse, la force physique... Je finissais par rencontrer ceux qui se disaient être mes semblables. Je vis comment ils se nourrissaient ; ils m'ont montré. C'était de la chasse. De la chasse aux humains, un vrai massacre. En regardant cela, les visages de ma famille se faisant tuer me revenaient à l'esprit. J'en éprouvais une répulsion encore plus vive qu'avant.
Je préférais rester seul. En fait, j'espérais mourir pour ne plus avoir à subir ma condition de monstre. Comme m'avaient précisé les congénères que j'avais croisé, je ne mourrais pas, même si je refusais de me nourrir. Je n'avais jamais goûté au sang humain et je ne le voulais pas. Je restais donc condamné à avoir soif. Jusqu'à ce qu'au cours de mon passage dans une forêt, je vis un ours s'attaquer à une proie, la dépecer et la manger. Une idée me traversa l'esprit. L'ours parti, je m'approchais de la proie décédée, et décidait, même si le coeur n'y était pas vraiment, d'y goûter. C'est ainsi que je découvris le moyen de me nourrir sans avoir à massacrer des humains. D'ailleurs, je voulais me rapprocher d'eux, essayer de retrouver un semblant de vie. Je voulais être un humain. Je suis retourné brièvement dans le village où j'étais né, et j'ai simplement découvert les tombes des membres de ma famille... Et la mienne. Les gens devaient pensé qu'on m'avait découpé et jeté à la mer. D'un certain point de vue - je dis bien d'un certain - ce n'était pas loin de la réalité.
Alors, pour pallier à ce manque et à cette douleur de ne plus jamais revoir ma famille, j'ai voyagé pendant des dizaines et des dizaines d'années. Je me suis rendu en France, où j'ai fait de nombreuses recherches pour retrouver mon père. Il était décédé bien entendu, mais je découvris son nom entier et alla sur sa sépulture. Je ne l'aurais jamais connu, mais j'espérais que comme ma famille, il avait rejoint le paradis, et qu'il ne connaîtrait jamais l'enfer, celui qu je vivais. C'était là un bien maigre réconfort. Je me rendais compte à ce moment-là à quel point j'étais seul. Véritablement seul.
D'ailleurs, je n'ai jamais été membre d'un clan, ou en couple ou quoi que ce soit d'autre. Ma solitude, bien que parfois difficile à supporter, me convenait. C'était une punition que je m'infligeais, pour être un monstre dénué d'âme, dur comme la pierre, un mort vivant. En revanche, je m'étais rapproché des humains. Je travaillais, je me trouvais des logements, parvenais à discuter avec eux. C'était seulement là que je ressentais un sentiment proche de l'agréable - je pouvais, malgré tout, vivre comme un humain.


Je suis rentré en Corée du Sud il y a peu de temps, huit ans seulement. J'avais entre temps habité surtout en France, appris le français, m'étais intéressé aux États-Unis, à l'Italie, le Japon aussi. Maintenant que je rentrais, je me rendais compte des efforts à faire. La langue avait tellement changé en cent cinquante ans ! Apparemment, je m'exprimais comme un vieux centenaire. Ce n'était pas faux, mais ma fierté en prenait un coup. Seules les belles paroles sur ma beauté me réconfortaient un peu - je n'étais pas bien moche étant humain, mais avec ma condition de buveur de sang, cela s'était aggravé.
Je choisissais de vivre au sud ouest du pays, assez éloigné des grandes villes. Je me faisais une vie plutôt tranquille, près des humains desquels je m’accommodais parfaitement. Je parvenais presque à ne plus rien ressentir proche du désir de les vider de leur sang. Je mangeais de la nourriture humaine aussi.. À ma grande surprise, plus j'en mangeais et plus l'habitude se faisant, le goût ignoble de terre s'éloignait. Il devait y avoir un truc... Dans tous les cas, pas besoin d'aller aux toilettes, c'était bien pratique.
Il y a quelques mois, j'ai décidé de changer de vie une nouvelle fois, et d'essayer de m'intégrer dans une nouvelle ville... Et une grande. J'ai choisi la capitale coréenne, Séoul. J'en profitais aussi pour m'inscrire à l'université et trouver un job d'étudiant. Tout cela était bien nouveau, mais ma foi fort intéressant. J'allais pouvoir me rapprocher encore plus des humains... Une perspective réjouissante. Je m'installais dans un joli duplex avec mes chats et toutes mes affaires. Nouvelle vie, me voilà ! Je me sentais plus humain que jamais...