« Bang, bang, I shot you down ! »
Julia est le couteau porté à votre gorge, l’arme pointée sur votre tempe. Haut les mains, pas un geste.W Au moindre faux pas, la demoiselle peut vous expédier en enfer. On ne compte déjà plus les vies qu’elle s’est fait une joie de foutre en l’air. Sachez juste que son nom est synonyme de danger. Ses joues rondes et ses moues enfantines peuvent vous attendrir et vous tromper. Mais s’y fier serait vraiment une mauvaise idée. La jeune femme est telle une bombe à retardement. Derrière des sourires hypocrites et des paroles mielleuses, elle ne demande qu’à exploser. Voilà pourquoi mieux vaut ne pas la contrarier. Capricieuse et déterminée à voir tous ses désirs devenir réalités, Julia sait en effet se faire respecter. Que ce soit d’un sarcasme tranchant ou d’un bon crochet dans les dents, elle met très vite K.O. tous ses adversaires. Vouloir lui tenir tête serait donc une entreprise suicidaire. Certains s’y sont d’ailleurs essayés ; ils ne sont plus là pour en témoigner.
Le pire est sans doute qu’ils ne l’ont même pas vu venir. L’espace d’un instant, elle fait comme si de rien n’était. La seconde d’après, elle vous refait le portrait. C’est la raison pour laquelle Julia fait tant trembler. Avec elle, on avance laborieusement sur le fil du rasoir, ne sachant jamais quand le couperet va tomber. Impulsive et imprévisible, la demoiselle aime prendre les gens par surprise. Tantôt câline et affectueuse, tantôt violente et redoutable, elle change d’humeur comme de chemises et décoche ses traits au moment où l’on s’y attend le moins. La côtoyer, c’est comme jouer à la roulette russe. Entre vos mains, il y a ce revolver et une unique balle. Comme il y a plus de chambres d’air que de cartouches, il est très probable que, lorsque vous appuyez une première fois sur la gâchette, rien ne se passe. Alors vous vous sentez peu à peu en confiance ; vous réessayez encore et encore – vous réessayez, et finalement, sans crier gare, le coup part. Le plomb vous explose la boîte crânienne et vous retourne la cervelle.
Grande manipulatrice, Julia saura tout aussi bien vous bouleverser les méninges. L’esprit alerte et les sens aiguisés, elle ment comme une arracheuse de dents et peut faire croire au plus grand des savants que la lune se trouve au centre de l’univers. Sa rhétorique bien rôdée pourrait faire d’elle une excellente avocate ; malheureusement pour elle et ses victimes, elle préfère attaquer plutôt que de défendre. Elle se contente donc de jouer les langues de vipère acérées, crachant son venin et de multiples calomnies, empoisonnant ainsi bien des esprits.
Plus nocive que la peste, la jeune femme a ainsi détruit bien des réputations et s’est fait de multiples ennemis. S’aliéner autant les sympathies ne l’a pourtant jamais réellement inquiétée. Armée jusqu’aux dents, Julia a en effet tendance à se croire invincible. Elle se montre en toutes circonstances hautaine et arrogante et, à la moindre critique, sort les crocs. Mais cette morgue n’est qu’une armure et indique à quel point la jeune femme est constamment sur la défensive. De peur d’être blessée, elle tire toujours la première, ne laissant quiconque l’approcher. Déjà trahie et abandonnée par le passée, Julia ne veut dépendre de rien, ni personne. Aussi, bien qu’elle soit souvent entourée de sa clique et de larbins qui la craignent, un grand sentiment de solitude l’habite. La cuirasse qu’elle s’est forgée l’étouffe alors, et l’espace de quelques secondes, elle voudrait faire tomber les barrières derrière lesquelles elle s’est abritée. Mais ce serait avouer ses faiblesses, et cela, sa fierté ne peut pas le tolérer. Elle reprend donc les armes et repart à l’assaut. Haut les mains, pas un geste. Elle pourrait vous tuer.
« Bang, bang, you hit the ground. »
La vie est un combat. A chaque instant, il nous faut livrer bataille. Tantôt, on s’acharne contre un lave-vaisselle qui refuse de fonctionner. Tantôt, c’est une chevelure impossible à coiffer qui nous fait suer. Ces petites luttes du quotidien semblent n’être guère plus que des légers riens, et pourtant, ce sont elles qui nous poussent peu à peu à partir en guerre – en guerre contre la poussière, contre les kilos en trop, contre les indiens, contre le terrorisme ; en guerre contre les autres. Entraîné par on-ne-sait-trop-quel instinct belliqueux, on en vient à vouloir éliminer tout ce qui peut menacer notre bien-être et notre sécurité. Pour se protéger, on se mure dans des forteresses de certitudes et de solitude. On essaie de parer aux aléas de la fortune et d’esquiver les coups du sort. On se sent alors rassuré ; certains parviennent même à s’endormir sur leurs deux oreilles. Mais cela ne peut pas durer. Vous-même, vous le savez : lorsque le destin a décidé de frapper, rien ne peut l’arrêter. Aucune muraille ne peut réellement nous abriter. On est sans cesse jeté dans l’arène ; personne ne peut s’en échapper. Et le monde, c’est à mains nues qu’il faut l’affronter, le cœur vaillant et la garde jamais baissée.
* * *
« Il paraît que c’est un suicide… » « Pauvre homme. C’est-y pas triste d’en arriver à de telles extrémités ? »
Cela, Julia l’apprend à ses dépens alors qu’elle n’a que quinze ans. Toute de noir vêtue et les yeux rougis par les larmes, elle pleure alors sur la tombe de son défunt Papa. Entre deux sanglots, elle se souvient de lui et de ses mains larges et fortes. Il lui paraissait si grand, si puissant… Cela n’a pourtant pas empêché les autres et leur cruauté de l’achever. Trop de trahisons l’ont en effet mis au tapis ; aussi, de deux balles de plomb dans le crâne, il s’est retiré de la partie. Pour lui, si usé et si fatigué, c’était si facile d’abandonner. Les querelles de ce bas monde ne l’avaient jamais réellement intéressé. Et lorsque, jeune homme, il avait pris la tête de la meute, il ne l’avait fait qu’à contrecœur et la mort dans l’âme. Lui, si on lui en avait laissé le choix, il serait volontiers resté là-bas sur ses terres arides de Colombie, à la lisière de l’Amazonie. Même des années après être rentré, il rêvait encore de ce soleil qui semblait ne jamais se coucher, de cette vieille villa coloniale qu’il avait fait retaper, de cette femme au teint hâlé qui l’avait tant comblé… Pour elle, il avait tout quitté. Famille, amis, fortune. A l’époque, ses parents avaient même voulu le faire interner ; voir leur fils aîné, leur seul héritier ainsi s’enticher d’une étrangère ne pouvait que leur déplaire. Mais celui-ci n’en avait strictement rien à cirer. Il l’aimait, l’avait épousée et aurait pu passer l’éternité à ses côtés. Malheureusement pour lui, son souhait ne fut point exaucé… Ce soir-là, Julia n’était encore qu’une enfant. Elle savait tout juste babiller son nom et compter jusqu’à trois. C’était il y a si longtemps, trop longtemps. Et pourtant, aujourd’hui encore, il suffit à la jeune fille de fermer les yeux pour revivre le cauchemar de cette nuit-là. Les cris stridents résonnant dans toute la maison, l’odeur âcre du sang coulant à flot et ces dents – blanches, longues et pointues… Ces dents de monstre. « En même temps… Il était un peu zinzin sur les bords. On raconte même qu’il s’est d’abord marié avec une humaine. » « Tssk, tssk. Et dire qu’on s’est tout de même fié à lui… » « Il aurait mieux valu le laisser pleurer sa putain sud-américaine. Les sangsues qui l’ont tuée auraient dû s’occuper de lui aussi… »
Voilà qui envoya bien vite son cher Papa dans les cordages. Le pauvre n’avait même pas vu le coup venir. Les après-midis passés à paresser et la vida loca de ces contrées lui avaient fait oublié les périls qui rôdaient. L’abattement et la stupeur le firent presque tomber face contre terre. Mais la haine succéda bientôt à la surprise, et plus haineux que jamais, il se releva. Ne songeant plus qu’à riposter, il rentra en Corée et prit la tête du clan familial, prêt à en découdre avec tous ces suceurs de sang. Il devint l’alpha, le leader ; la rage au ventre et sur les crocs, il mena ses troupes à la bataille. Au fil des années, Julia vit son visage se durcir, sa mâchoire se serrer et ses poings se fermer ; par moments, son tendre Papa d’autre fois et l’odeur entêtante des résédas lui manquaient. Mais choyée et respectée par la meute, la fillette était trop occupée à jouer les petites princesses et à abuser de son pouvoir pour éprouver de réels regrets. Ne pensant qu’à la dernière robe qu’il fallait absolument lui acheter, la demoiselle ne vit même pas les choses se détériorer. Or, plus le temps passait, plus son père frappait à l’aveuglette et mettait ses ouailles en danger. Partout où il allait, il trouvait de quoi déclencher un nouveau conflit. Bagarreur et vindicatif, il s’attaquait à tout ce qui bougeait – vampires, autres loups, humains même… Dans ses rangs, on commença donc à protester. Ce fut d’abord quelques remarques et interrogations, puis la rumeur enfla, grandit, gronda. Finalement, un conseil se tint à son insu, et un nouvel alpha fut élu. Ce fut donc ainsi, d’un simple claquement de doigt, qu’il fut remercié et renvoyé. Et si ce le deuil tuméfia et meurtrit son cœur, ce fut ce dernier coup de couteau dans le dos qui le tua.
« Au moins, c’est fini… » « Fini, fini... c’est ce que tu crois. Mais oublie pas qu’il a laissé sa bâtarde derrière lui. Qu’est-ce qu’on va en faire, hein ? » « La petite peste ? Laisse tomber ; il a quitté la meute – elle ne fait pas partie des nôtres. »
Par moments, Julia en voudrait presque à son père de l’avoir laissé seule sur le ring. Vulnérable et sans défense, la voilà abandonnée à elle-même. Elle n’a même pas eu le temps de prendre des gants pour mieux frapper. A peine le début du second round a-t-il été sonné que, de tous les côtés, on a commencé à l’attaquer. Les huissiers ont d’abord saisi la maison qu’elle habitait. Il s’agit en effet d’une possession du clan ; seul l’alpha a le droit d’y résider. Ainsi déchue de son titre de princesse et de ses privilèges, petite Julia a été tentée de renoncer. Elle qui n’a jamais travaillé, comment pourrait-elle se débrouiller ? Mais on l’a trop malmenée pour qu’elle puisse partir sans se venger. Il ne lui reste donc plus qu’à se redresser et à montrer les dents. Sans hésiter, elle ravale son sourire de poupée et ouvre les hostilités. Que ses anciens amis la vilipendent et la médisent, qu’ils lui assènent claque sur claque, elle saura encaisser, le poing levé. La gamine pourrie gâtée qu’elle a toujours été n’a peut-être pas de quoi fanfaronner, mais elle garde tout de même sa fierté.
* * * La vie est un combat. Certains sont peut-être mieux préparés que d’autres à l’affronter. Mais au final, peu importe. C’est seulement le dernier debout qui pourra l’emporter. | |